« Tout le monde n’a pas vécu la même guerre d’Algérie »
Passionné depuis longtemps par l’histoire du XXe siècle, Jean-Yves Charbonnier, ancien maire de Saint-Galmier, a recueilli les témoignages des combattants baldomériens de la guerre d’Algérie dans un recueil. Alors que l’on commémore la fin du conflit ce 19 mars, nous l’avons rencontré.

Qu’est-ce qui vous a motivé à entreprendre ce travail de recueil de témoignages ?
Jean-Yves Charbonnier : « J’ai toujours eu un intérêt profond pour l’Histoire, en particulier celle du XXᵉ siècle. En tant qu’élu à Saint-Galmier (d’abord adjoint pendant trois mandats puis maire, ndlr), j’ai régulièrement participé aux cérémonies commémoratives du 19-Mars et tissé des liens avec les membres de la Fnaca (Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et Tunisie). Je m’étais promis de leur donner la parole lorsque je mettrai un terme à ma vie politique. J’ai constaté que ces anciens appelés, qui ont aujourd’hui 80 ans ou plus, s’effacent peu à peu, et, avec eux, leurs souvenirs. La guerre d’Algérie reste une guerre mal connue, longtemps taboue. Il était essentiel pour moi que ces hommes qui l’ont subie la racontent pour que les générations futures comprennent ce qu’ils ont vécu. »
Avez-vous un lien personnel avec cette période ?
J.Y.-C. : « J’ai grandi en entendant des récits familiaux sur la seconde guerre mondiale, ça m’a donné le goût de l’Histoire et particulièrement de l’Histoire contemporaine. Plus tard, dans mon engagement municipal, j’ai rencontré des anciens d’Algérie qui partageaient leurs souvenirs lors des commémorations. Leur parole m’a touché et j’ai pris conscience que ce qu’avait été cette guerre était encore mal connu par les générations suivantes. J’ai mis du temps à me décider sur ce que je voulais faire, parce que je voulais rencontrer les anciens combattants et qu’ils s’expriment librement. Bien évidemment, je ne les ai jamais contraints. Quatre ou cinq d’entre eux n’ont d’ailleurs pas souhaité participer car l’exercice leur rappelait des souvenirs trop difficiles. »
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Pourquoi publier ce recueil à l’occasion des 62 ans de la fin du conflit ?
J.Y.-C. : « Cela ne faisait pas partie du projet initial. J’ai commencé à recueillir les témoignages sans me fixer de date. Mais en avançant, j’ai réalisé que la finalisation du recueil coïncidait avec le 62ᵉ anniversaire du cessez-le-feu du 19 mars 1962. Cette date, symbolique pour les anciens combattants, m’a paru une belle opportunité pour donner plus de visibilité à ce travail de mémoire. »
Comment avez-vous procédé pour recueillir ces récits ?
J.Y.-C. : « J’ai d’abord obtenu l’accord du bureau de la Fnaca locale, puis j’ai invité tous les adhérents de Saint-Galmier et de Chambœuf à une réunion pour leur présenter le projet. L’objectif était de les rassurer : aucun témoignage ne serait déformé ou romancé, chacun pouvait s’exprimer librement. J’ai proposé deux formats : un questionnaire écrit avec des questions ouvertes et des entretiens oraux pour ceux qui préféraient parler. Certains ont choisi de répondre aux deux parce qu’ils pensaient que l’écrit seul ne suffirait pas à retranscrire ce qu’ils voulaient dire. Je n’ai pas sélectionné les récits, je les ai compilés. J’ai simplement prêté attention à ce qu’ils ne soient pas redondants et je me suis interdit de glisser des anecdotes familiales. »
Avez-vous rencontré des réticences ?
J.Y.-C. : « Comme je le disais, ce n’est pas une période facile et certains n’ont pas voulu se confier. D’autres n’en ont jamais parlé à leur famille et ne souhaitaient pas rouvrir ces blessures. À l’inverse, quelques-uns se sont livrés complètement. Pour eux, c’était l’occasion de libérer leur parole ; ils se sont tus très longtemps, ça leur a fait du bien. D’autres ont beaucoup parlé, mais ont été plus dans la retenue et cela s’explique assez bien : tout le monde n’a pas vécu la même guerre d’Algérie. Certains s'excusaient presque d'avoir été “planqués” quand d’autres ont vécu des moments terribles. C’était un exercice particulier, mais je savais doser jusqu’où je pouvais poser des questions. »
Y a-t-il eu des moments marquants lors de vos entretiens ?
J.Y.-C. : « Certains l’ont été, mais ce n’a pas été le cas de tous. J’ai eu des moments où l’émotion s’est très vite présentée. J’ai vu des hommes de 80 ans ou plus, solides en apparence, avoir la gorge serrée ou des yeux rougis quand ils se souviennent d’un ou de plusieurs bons copains tomber à cause des balles ou dans une embuscade. On sentait que ces anciens combattants avaient envie de parler, de raconter ce qui ne l’avait jamais été. »
Comment avez-vous reçu ces récits ?
J.Y.-C. : « Certains témoignages n’ont pas été faciles à entendre. Comme dans toutes les guerres, la torture a été pratiquée en Algérie et je sentais que ceux qui ont été concernés ne voulaient pas en parler, ce que je comprends. Dans tous les cas, je m’étais donné une ligne de conduite qui consistait à ne pas faire de voyeurisme. Ma démarche se voulait respectueuse de la parole mais aussi du silence de ces hommes.
Un témoignage m’a particulièrement bouleversé : un ancien combattant m’a expliqué qu’il conduisait un véhicule qui ramenait ses copains au port d’Alger. Ils rentraient en France, la joie était dans toutes les têtes. Ils sont tombés dans un guet-apens. A quelques heures du retour à la maison, de la liberté, c’est la vie qui s’est arrêtée. L’homme qui m’a confié ce souvenir a presque revécu ces minutes tragiques lorsqu’il me les racontait. Il avait encore ces images gravées dans ses yeux. »
Qu’apportent ces témoignages sur la guerre d’Algérie ?
J.Y.-C. : « Un éclairage complémentaire. Bien sûr, ils ne révolutionnent pas l’Histoire, mais ils la rendent plus humaine. Dans les manuels scolaires, la guerre d’Algérie est abordée de façon très factuelle. Ces témoignages rappellent que derrière les chiffres, il y avait des jeunes appelés qui ont dû faire face à une réalité brutale, parfois incompréhensible. Personnellement, cette parole m’a aidé à mieux appréhender certaines choses qui m’avaient peut-être échappées : elle montre tout le problème qu’ont pu causer à la fois la colonisation et la décolonisation d’un pays. »
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Ces témoignages reflètent-ils des blessures encore vives ou une forme d’apaisement avec le temps ?
J.Y.-C. : « C'est assez partagé : pour certains, les blessures sont encore vives ; pour d’autres, c’est un soulagement. Les effectifs de la Fnaca diminuent et ces hommes ont conscience de leur devoir de mémoire. Mais ce sont aussi parfois des hommes qui, arrivant au soir de leur vie, estiment avoir fait ce que le pays leur demandait de plus absurde. Ils se demandent encore aujourd’hui pourquoi la décolonisation n’est pas arrivée plus tôt. Lorsqu’on discute avec eux, on sent poindre parfois de la colère. Beaucoup se disent qu’à la place des Algériens, eux aussi auraient voulu leur indépendance. »
Nous commémorons les 63 ans de la fin de la guerre le 19 mars. Pourquoi est-ce important de continuer à parler de ce conflit ?
J.Y.-C. : « C’est un devoir de mémoire essentiel parce que je crois que comprendre ce conflit, comme d’autres, permet de comprendre des situations actuelles. Ce n’est pas le fait du hasard si des tensions vives existent encore aujourd’hui entre la France et l’Algérie. Même si 60 ans se sont écoulés, ce passé reste douloureux et il n’est pas effacé. Je pense qu’il est important que les plus jeunes générations comprennent l’Histoire du XXe siècle pour bien saisir le monde dans lequel ils évoluent aujourd’hui. Pendant de nombreuses années, la Fnaca de Saint-Galmier est allé rencontrer les collégiens de la commune. Ces élèves de 3e avaient face à eux des hommes qui avaient connu la guerre, qui savaient de quoi ils parlaient. Ce devoir de mémoire est aussi un moyen de lutter contre le racisme, les idées directes ou expéditives. »
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Quel accueil les anciens combattants ont-ils réservé au recueil ?
J.Y.-C. : « Je m’étais promis de leur en offrir un exemplaire à chacun. Ensuite, ils sont revenus me voir pour en offrir à leur tour à leurs voisins, à leurs amis, parfois à leur famille. Je n’ai pas eu de retours directs, mais ça a parfois été une remarque, un mot, quand ils m’ont trouvé dans la rue. Les épouses de ces hommes m’ont dit que mon travail leur avait permis de mieux comprendre certains éléments de cette guerre. »
Quelle suite pensez-vous donner à votre travail ?
J.Y.-C. : « Pour le moment, rien n’est décidé ou officiellement prévu. J’ai deux ou trois idées qui pourraient émerger, peut-être en lien avec le milieu scolaire ou les associations culturelles qui existent sur la commune, mais j’ai encore besoin d’y travailler et d’y réfléchir avec les membres de la Fnaca. Je n’ai pas d’autres projets de ce type en cours, mais je ne voulais pas rater le coche pour la guerre d’Algérie : ceux qui l’ont connue vont nous quitter dans quelques années et je ne voulais pas qu’il ne reste aucune trace de ces vies. »