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Le portrait

Marie Simon, infatigable centenaire

Marie Simon est née le 17 mars 1923 à Saint-Julien-d’Oddes dans une ferme qu’elle n’a jamais quittée. A 102 ans, elle a connu deux républiques, la guerre, le Covid, deux fractures du col du fémur et est passée sous un train. Face à cette mort dont nous avons tous la certitude, elle brandit un optimisme constant. Portrait. 

Marie Simon, infatigable centenaire
Marie Simon fêtera ses 103 ans le 17 mars. ©ABP

En passant le panneau de Saint-Julien-d’Oddes, le GPS lâche et il faut demander son chemin. J’arrête une passante qui me regarde de travers : « Vous connaissez Marie Simon ? » Mon interlocutrice s’esclaffe : « Parce que vous, vous ne la connaissez pas la Marie ? » Et finit par m’indiquer la maison recherchée dans un chemin qui mène aux prés. Les vaches et l’église ne sont pas loin. Une cour pavée entretenue, un jardin dans le fond, des clapiers vides. 

La propriétaire est pétillante ; il faut dire qu’elle sort de la sieste. Après tout, à 102 ans, presque 103, Marie Simon peut bien s’en accorder autant qu’elle veut. Elle se tient droite, la main sur une canne dont on questionne l’utilité. Pour l’occasion, elle a passé une robe marine. Ses yeux marron, vifs, se promènent sur le monde qui l’entoure. Elle est attentive, curieuse. Deux qualités qui l’ont accompagnée toute sa vie et qui l’ont poussée à écrire dans les pages de Paysans de la Loire dès les années 1950. Cette correspondante n’a jamais cessé depuis. Aujourd’hui, elle compte sur son frère Bernard, de 17 ans son cadet, pour envoyer les mails et les photos au journal. « Moi, un crayon, un papier et une gomme, ça me suffit ! » claironne la centenaire d’une voix amusée. Elle a un avis tranché sur tout : L’intelligence artificielle ? « Du n’importe quoi. » L’élection de Donald Trump ? « Plus ça fait du bruit et moins ça dure. » L’agriculture de maintenant ? « Les machines ont tué la paysannerie. » 


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Si Marie Simon ne veut pas vivre dans le passé, elle regrette souvent un temps où « tout était plus simple ». Comme une grande partie de ces ancêtres, elle est née dans cette maison de Saint-Julien-d’Oddes où elle reçoit. « La ferme a été construite en 1701 et nous y avons toujours vécu », raconte-t-elle, le timbre clair. De son enfance, elle se souvient des corvées, de la lessive à la cendre deux fois par an à la rivière, des bêtes... « On avait trois vaches, des poules, des lapins, des cochons... On faisait la traite, on produisait du vin, on cultivait des patates, des pommes, des noix. A l’époque, les jours me paraissaient plus longs qu’aujourd’hui », énumère la vieille femme, plongée dans ses souvenirs. 

Ses doigts tapotent doucement la table de cuisine. Chaque matin, le réveil sonnait tôt. « Il fallait faire le ménage, préparer les repas... Mon père m’a toujours dit : ‘’Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front’’. » Marie Simon l’a pris au mot. Après un passage en pension chez les sœurs Saint-Charles à Saint-Germain-Laval, elle obtient son brevet avec une mention très bien et cherche du travail. Modiste à Roanne d’abord, puis vendeuse dans une pâtisserie. « J’ai tellement vendu de gâteaux que je ne peux plus en manger ! » Son frère Bernard, attablé à ses côtés, éclate d’un rire moqueur et corrige : « Elle dit ça uniquement parce qu’elle a mal aux dents depuis quelques jours ! Ça ne l’a pas empêchée de manger des crêpes ou de préparer un gâteau pour cet après-midi... » 

Conductrice increvable

Leur complicité ne date pas d’hier. Marie et Bernard ont passé beaucoup de temps côte à côte, des premiers bals où le garçon gardait le scooter, puis la Vespa de sa sœur, au concert de Roberto Alagna au théâtre antique d’Orange avec un bras en écharpe, en passant par les Pays-Bas ou le Maroc... Le duo semble inséparable et se chamaille comme deux gosses. Pas mariée et sans enfants, Marie Simon a longtemps sillonné les routes de la campagne roannaise puis de France. « Au début, je faisais tout en vélo, puis à mobylette, puis en scooter, puis en Vespa... Ça m’a rendu grand service pour me balader partout et promener Bernard avec moi ! » se marre celle qui a toujours aimé faire la fête. Au mur du salon est placardée une photo en noir et blanc : Marie pose avec son scooter. Si elle n’a qu’un regret, ce serait celui de ne pas avoir gardé sa voiture. « Ma Dauphine ... soupire-t-elle avec un léger sourire. Elle était immatriculée 33FK42 ; c’était mon trésor. J’ai toujours mené tout le monde partout, c’était mon bureau ambulant ! » « Elle a toujours aimé conduire », approuve son cadet qui se rappelle des vacances : l’un dormait devant sur les sièges, l’autre sur la banquette arrière. Et c’est une habitude qui est restée : « Dès que j’ai le dos tourné et que je rentre chez moi à Lyon, elle prend la voiture ! » Heureusement, cette ancienne pilote a récemment rencontré un problème de batterie... « Qu’on n’est pas prêt de changer ! » tempête son frère. Un éclat malicieux dans le regard, sa grande sœur rit doucement. 


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Marie Simon a 17 ans quand les Allemands arrivent dans les campagnes roannaises. Elle balaie l’air de la main : « Papa était prêt à atteler le cheval pour partir. Mais pour aller où ? » Finalement, les Simon restent à Saint-Julien-d’Oddes. « La guerre, c’était assez loin, on n’était pas au courant de tout. » Dans les années 1940, la ferme familiale refuse de se laisser abattre par la morosité : « Il y avait toujours du monde à la maison. Mon père accueillait beaucoup de gens de passage et ils dormaient dans les dépendances. » 

Embauchée par la Poste à 25 ans, elle y fera toute sa carrière. « Mon numéro d’opératrice, c’était Laval 7. Je répondais toujours de la même façon : ‘’Bonjour, Laval 7, j’écoute’’. » Quelques temps plus tard, la secrétaire municipale démissionne. « Comme je n’étais pas trop bête, le maire est venue me chercher et j’ai travaillé à la mairie en parallèle. » Elle prendra un poste identique pour Groupama : « Parfois, je partais avec deux robes dans la Dauphine pour gagner du temps ! Je me rappelle d’une réunion pour l’assureur à Lyon. Je ne me suis pas aperçue que j’avais mis ma tenue à l’envers... » 

Au décès de ses parents, Marie Simon se retrousse les manches : « Il fallait s’occuper de tout : de la ferme, des courses, de la tatan qui vivait avec nous... Ce n’était pas facile tous les jours, mais c’était notre mode de vie. On a fait du théâtre dans le hangar et du cinéma dans la cour ! Des gens du Midi ont fait un film. Les curés avaient coupé les scènes où ça s’embrassait. Bien sûr, Bernard est allé récupérer ces morceaux ! » sourit-elle. 

Soupe, pizza et restaurant 

Les yeux dans le vague, la centenaire qui a vu défiler deux républiques, se souvient de son village natal d’antan : « On avait trois cafés, une école, une pouponnière, un bureau-tabac. Aujourd’hui, tout a disparu. » Glissant ses doigts autour de sa tasse de café — préparée par elle-même, elle y tient — la centenaire poursuit : « Avant, tu pouvais aller à la Molette à 1 heure du matin pour une omelette et on te servait ! Maintenant, même les dimanches, tout est fermé. Les mentalités ont évolué. » Elle a l’impression que les nouveaux habitants de Saint-Julien sont des gens « qui ne sont pas issus de la campagne » et qui n’ont « pas envie de se connaître ». Alors, pour garder la forme et du lien, elle traverse son jardin tous les matins pour aller discuter avec son voisin, « le Michel ». 

Bien que le village n’a jamais été grand (il a tout de même compté 560 habitants en 1806, NDLR), difficile d’imaginer une telle activité aujourd’hui. « Même à l’église, ce n’est plus pareil. Il n’y a plus la messe tous les dimanches », rouspète-t-elle. Jusqu’à encore récemment, elle se rendait à la veillée de Noël, mais « tout se démolit, je n’aime pas la foule et il faut aller dans les villes pour y assister ». A chaque problème sa solution, Marie suit désormais la veillée à la télé. 


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Pas encore prête à se laisser porter des repas ou à confier la cuisine à d’autres mains, Marie s’attelle quotidiennement aux fourneaux. « On fait toujours de la soupe, on accompagne avec des légumes, c’est simple. » Des recettes faciles la semaine, une pizza de Saint-Germain de temps en temps et un restaurant le dimanche. « Pour ses 100 ans, on lui a offert un lave-vaisselle, elle n’en a pas voulu ! » grommelle Bernard. Son aînée rétorque du tac au tac : « Les corvées, ça occupe les mains et l’esprit ! » Pour elle, ce serait la recette de sa longévité : « Il n’y a pas de secret, c’est le temps qui passe, il faut attendre. Attendre et occuper son temps. » Le frère et la sœur comptent d’ailleurs sur Capucine, la chatte de la maison, pour les divertir. Câline, elle ne tarde pas à trouver les bras de sa maîtresse... « On y est tellement attachés qu’on a fêté ses dix ans », plaisante Marie, caressant la boule de poils roux ronronnante. 

Est-ce qu’elle a peur de la mort ? « Je n’ai peur de rien, réplique-t-elle vertement. On prend les choses comme elles viennent et puis c’est tout. Aujourd’hui, je vis, je profite. A quoi ça sert de s’inquiéter ? Vous avez peur de la mort, vous ? Je suis optimiste et c’est pour ça que marche. » Le Covid lui-même ne l’a pas ébranlée. « Elle s’est fait vacciner pour aller boire un coup au bistrot », confie Bernard avec un air de conspirateur.

Un aplomb et un optimisme qu’aucun de ses récents accidents de vie n’a réussi à remettre en cause : elle est passée sous un train lors d’une sortie en 2022, s’est cassée deux fois le col du fémur en trois ans... « Je suis toujours revenue à Saint-Julien, c’est chez moi. » « Vous plaisantez, après deux mois à la clinique du Parc, elle est rentrée et elle courait comme un lapin ! » s’exclame Bernard en tentant d’attirer l’attention du chat. Qui enfouit son museau dans le cou de Marie. 

Je ne recroise pas la dame qui m'avait indiqué la maison à l’aller. C’est dommage parce que maintenant, « on la connaît, la Marie » ! 

Alexandra Blanchard-Pacrot