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Conflit

Français en Ukraine : vivre dans un pays en guerre

Voilà trois ans que la guerre fait rage entre l’Ukraine et la Russie. Aucune solution diplomatique n’a, au moment où ces lignes sont écrites, émergé pour mettre fin au conflit, bien que des pourparlers soient en cours. En attendant, la vie continue pour la population locale et les rares expatriés qui sont partis puis revenus.

Français en Ukraine : vivre dans un pays en guerre
Malgré la guerre en Ukraine, des Français responsables d’entreprises dans ce pays n’ont rien voulu lâcher. Ils ont souhaité poursuivre leur activité, notamment pour donner de l’espoir à leurs salariés et leurs familles. © iStockomersukrugoksu

Gérald Thomasset et Clément Coussens, deux Français, ont chacun une entreprise en Ukraine, située à une centaine de kilomètres de la frontière russe. Ils racontent leur vécu de la guerre. Gérald Thomasset est arrivé à 22 ans en Ukraine, en 1996, comme commercial chez Danone avant de développer, début 2000, son activité dans la filière volailles, en particulier dans le foie gras. Fondateur et dirigeant de LPU, il a été contacté en 2013 par l’entreprise deux-sévrienne Loeul-Piriot, leader européen de la viande de lapin. Ensemble ils ont créé un atelier de transformation. Mais l’aventure a été de courte durée. Loeul-Piriot est retourné en France en 2018. L’outil industriel implanté au nord-ouest de Kiev est resté. Il a été adapté à la découpe et à la vente de canard.

De son côté, Clément Coussens est arrivé dans le centre-est de l’Ukraine en 2013 pour y diriger l’exploitation agricole KMR, forte de 21 000 ha et d’une centaine de salariés. Y sont cultivés des grandes cultures (blé, orge, soja, maïs, sorgho…) qui sont notamment exportées en Europe, en Asie et au Maghreb.

Ambiance très tendue

« A 3h26 du matin le 24 février 2022, j’ai entendu des bruits, me suis levé et vu des choses voler dans le ciel. J’ai assez vite compris ce qui se passait, même si j’avais oublié que l’Ukraine ne se résumait pas au seul Donbass. La guerre nous a arrêtés à 3h30 », se rappelle Clément Coussens. Le réveil a été plus tardif pour Gérald Thomasset qui « était loin de penser que les Russes allaient passer à l’offensive, malgré les alertes répétées des Américains ». Il lui a fallu se rendre à l’évidence. Kiev a été bombardé et mon associé m’a dit : « la guerre a commencé ». « Pour moi, ça été un choc, l’effroi surtout qu’à 8 heures nous avons entendu une première déflagration ». L’aérodrome militaire de Gostomel, où stationnait des avions de transport du type Antonov, situé à trois kilomètres, a été pris pour cible par l’artillerie et l’aviation russe. « Les avions de chasse passaient à 10 mètres au-dessus de la maison », se souvient-il.

Quelques jours plus tard, Gérald Thomasset a vu plusieurs centaines de chars débouler dans le village, dont deux ont stationné près de son abattoir. « De leur part, aucune animosité. Ils ne faisaient qu’occuper le territoire et beaucoup d’entre eux étaient étonnés de se retrouver si loin. Certains se sont même excusés d’être là. D’autres sont allés jusqu’à remercier la population de leur accueil en leur donnant des bouteilles de vodka », affirme-t-il. « Mais l’ambiance est restée tendue ».

« On a très peu dormi les trois premières semaines, entre 30 minutes et une heure par nuit. Quand nous dormions, c’était toujours la peur au ventre », se remémore le patron de KMR. Il a cependant fallu que les deux Français mettent leur famille et celles de leurs salariés à l’abri. « Dès le 25 février, deux bus avec 100 femmes et enfants sont partis en France, dont certains à Colombey-les-deux-Eglises », indique Gérald Thomasset quand la famille de Clément Coussens est repartie en voiture en France en passant par la Roumanie.

« Une véritable résilience »

L’état de sidération passé, les deux dirigeants agricoles ont téléphoné à leurs salariés pour prendre des nouvelles. Pour ceux qui le pouvaient et qui n’étaient pas mobilisés par l’armée ukrainienne, il n’a pas été question d’arrêter de travailler. Mais il a fallu s’adapter. Le litre gasoil a pris 25 % en une seule journée, tous les contrats ont été annulés du jour au lendemain. L’exportation des denrées est devenue impossible, les ports étant bloqués par la flottille russe en Mer Noire. Pour écouler les marchandises, Clément Coussens n’a eu d’autre solution que d’investir dans une flotte de 20 camions « acquise au prix de deux millions d’euros (…) J’ai eu la chance de n’avoir aucun dégât sur mes exploitations », dit-il soulagé.

En revanche, Gérald Thomasset a perdu tous ses canards, ses poulets. Son site de transformation a été bombardé, ses bâtiments d’élevage en partie brûlés. Quant à ses stocks de viande, il les a distribués à la population. « J’avais assez bizarrement un curieux sentiment de légèreté, comme lorsqu’on ne contrôle plus rien », dit-il. Lui-même a fini par regagner la France à la fin du mois de mars 2022, pour prendre un peu de recul mais « tout en restant au contact du personnel ».

Il revient finalement en Ukraine le 20 mai « pour réaliser l’étendue des dégâts, pour évaluer si je pouvais reprendre l’activité sur place. J’avais aussi besoin de retrouver mes salariés, qui faisaient de leur mieux pour sauvegarder les restes de l’entreprise ». C’est d’ailleurs sous la pression de ses employés et « de certains de mes clients », avoue-t-il, qu’il décide de redévelopper la société. « Je me devais aussi de redonner de l’espoir aux gens. J’ai décidé de redémarrer l’élevage et la transformation de viande de volaille, les clients ont payé les dettes, ce qui a aidé à reprendre. Les prix de la viande sont très vite montés et le prix de l’aliment était très peu élevé, ce qui a généré des rentrées d’argent assez importantes. Un an plus tard, j’ai récupéré tous mes clients et mon chiffre d’affaires de 3 millions d’euros par an qui était celui d’avant le début de la guerre. »

Les Ukrainiens possèdent de grandes ressources, « une véritable résilience et une impressionnante faculté au flegme », atteste Clément Coussens qui n’a pas pu se résoudre à abandonner ses champs emblavés et qui a tout fait pour « retrouver l’ambiance d’avant-guerre avec les grandes tablées qui créent du lien ».

Christophe Soulard